CHAPITRE NEUF
Il y avait longtemps que Qwilleran n’avait pas reçu de femme chez lui et il sortit le samedi matin, dans un état de préoccupation intense. Il avala une tasse de café dans un bar voisin, en se demandant s’il devait servir quelque chose à Zoé ? Le café était le plus indiqué, mais avec quoi ? Des petits fours semblaient trop frivoles, des gâteaux trop prétentieux. Des biscuits ?
L’épicerie la plus proche ne lui offrit qu’un choix limité de paquets douteux. Un peu plus loin se trouvait une boulangerie dont les produits semblaient plus frais. Il écarta les gâteaux à la crème – trop écœurants –, les brioches – trop lourdes – et choisit des tuiles au chocolat dont il acheta deux livres.
Il y avait un vieux percolateur démodé dans sa cuisine, mais son fonctionnement était un mystère. Zoé devrait se contenter de café instantané. Il se dit qu’elle prendrait peut-être du sucre et de la crème et il retourna à l’épicerie pour acheter une livre de sucre, un pot de crème et des serviettes en papier.
Il était, alors, midi et un pâle soleil de février commençait à briller dans l’appartement, révélant la poussière sur la table, des moutons sous le lit et des poils de chat sur le divan. Tant bien que mal, Qwilleran essuya les meubles avec une serviette en papier et se hâta de monter chez Mountclemens en quête d’un aspirateur. Il en trouva un dans le placard de la cuisine.
À une heure, il était prêt, quand il s’avisa qu’il n’avait pas de cigarettes. Il courut chez un buraliste et choisit des cigarettes longues, douces, sans filtre. Zoé n’était pas la femme des compromis.
À une heure et demie, il alluma le radiateur à gaz et s’assit pour attendre.
Zoé arriva ponctuellement à quatre heures. Qwilleran vit une jolie femme dans un somptueux manteau de fourrure descendre d’un taxi, regarder à droite et à gauche et monter les marches du perron en courant. Il sortit pour l’accueillir.
— Merci beaucoup d’avoir accepté de me revoir, dit-elle, d’une voix un peu essoufflée, Butchy me surveille comme une duègne et j’ai dû me sauver de la maison... Du reste, j’ai tort de me plaindre. Dans un moment pareil, on a besoin d’une amie telle que Butchy.
Elle posa son sac en crocodile sur une chaise avant d’ajouter :
— Pardonnez-moi, je suis si bouleversée !
— Remettez-vous, dit Qwilleran, désirez-vous prendre une tasse de café ?
— Non, merci, le café me rend nerveuse et je le suis déjà bien assez sans cela.
Elle retira son manteau, s’installa sur une chaise à haut dossier et croisa ses jolies jambes.
— Puis-je vous demander de fermer la porte ?
— Volontiers, bien qu’il n’y ait personne dans la maison.
— J’ai eu la désagréable impression d’être suivie. J’ai appelé un taxi et me suis fait conduire à une galerie marchande que j’ai traversée, puis j’ai pris un autre taxi. Croyez-vous que l’on ait pu me suivre et que ce puisse être la police ?
— Je ne vois pas pourquoi vous seriez sous surveillance. Qu’est-ce qui a bien pu vous donner cette idée ?
— Deux inspecteurs sont venus à la maison, hier. Ils ont été parfaitement bien élevés, mais certaines de leurs questions m’ont paru bizarres. Pensez-vous qu’ils risquent de me suspecter ?
— Non. Mais naturellement, ils envisagent toutes les hypothèses.
— Butchy était là. Elle s’est montrée agressive, ce qui a produit mauvais effet.
— Qu’ont-ils dit, en partant ?
— Ils m’ont remerciée de ma coopération et ont ajouté qu’ils pourraient avoir besoin de me revoir. C’est après leur départ que je vous ai téléphoné, pendant que Butchy était à la cuisine. Ne croyez-vous pas que la police est capable de surveiller mes mouvements ? Je n’aurais pas dû venir.
— Pourquoi pas, Mrs Lambreth ? Je suis un ami de la famille. Professionnellement, j’appartiens au milieu artistique qui est le vôtre et je ne demande qu’à vous aider à prendre certaines dispositions, notamment en ce qui concerne la galerie. Que pensez-vous de cette explication ?
Elle eut un petit sourire triste :
— Je commence à me sentir coupable. J’imagine que tout le monde doit avoir ce sentiment en ayant affaire à la police. Il faut toujours se méfier dès que l’on parle à un policier et ne pas employer un mot impropre ou donner une intonation spéciale à sa voix. Ils ont l’œil sur tout.
— Eh bien, essayez de ne plus penser à cet épisode et détendez-vous. Ne seriez-vous pas mieux assise dans un de ces fauteuils ?
— Non, je garde un meilleur contrôle de mes nerfs quand je me tiens bien droite.
Elle portait une robe en laine bleu pâle qui la faisait paraître douce et fragile. Qwilleran essaya de ne pas regarder la jupe relevée de façon un peu provocante au-dessus des jambes croisées.
— J’aime beaucoup cet appartement, lui confia Qwilleran. Comment avez-vous su que j’y habitais ?
— Oh ! ce genre de nouvelles se répand rapidement.
— Vous êtes déjà venue ici, je crois ?
— Mountclemens nous a invités à dîner, deux ou trois fois.
— Vous devez le connaître mieux que la plupart des artistes.
— Nous sommes assez bons amis. J’ai fait plusieurs études de son chat. L’avez-vous prévenu de...
— Je ne suis pas parvenu à découvrir où il descendait à New York. Connaissez-vous son hôtel ?
— Il est près du musée d’Art moderne, mais je ne me souviens plus du nom.
Qwilleran alla chercher l’assiette avec les tuiles au chocolat.
— Puis-je vous offrir un de ces petits biscuits ?
— Non, merci. Il faut que je surveille ma ligne.
Il la sentit tendue, préoccupée et demanda :
— Et si vous me disiez ce qui vous tracasse ?
— Je ne sais par où commencer.
— Voulez-vous une cigarette ?
— Je ne fume plus depuis quelques mois...
Elle resta silencieuse un moment, puis elle déclara brusquement :
— Je n’ai pas tout dit à la police.
— Non ?
— J’ai peut-être eu tort, mais je n’ai pu me résoudre à répondre à certaines questions.
— Lesquelles ?
— Ils m’ont demandé si Earl avait des ennemis. Comment pouvais-je prononcer un nom ? Que serait-il arrivé si j’avais commencé à citer des confrères, des relations, des gens importants ? Je pense que c’était une question terrible à me poser.
— C’est surtout une question inévitable. J’allais moi-même vous la poser. Votre mari avait-il donc beaucoup d’ennemis ?
— Je le crains. Bien des gens ne l’aimaient pas. Je peux vous parler à cœur ouvert, n’est-ce pas ? J’étouffe en gardant tout cela pour moi. Je suis sûre que vous n’êtes pas de ces journalistes qui...
— De tels personnages n’existent qu’au cinéma, lui assura-t-il, sur un ton vibrant de sympathie et d’intérêt.
Zoé soupira et reprit :
— Dans notre métier, il y a beaucoup de rivalité et de jalousie.
— Cela se produit dans tous les milieux.
— C’est encore pire dans le domaine de l’art, croyez-moi. Les directeurs de galerie, par exemple. Les autres directeurs avaient l’impression qu’Earl leur enlevait toutes les célébrités.
— Était-ce vrai ?
— Eh bien, naturellement, tous les artistes souhaitent exposer dans la galerie la plus renommée. En conséquence, Earl présentait de meilleures œuvres et obtenait de meilleures critiques. De plus, mon mari était souvent obligé de refuser certains artistes de deuxième ordre et cela lui attirait d’autres inimitiés. Des gens comme Cal Halapay et Franz Buchwalter – ou plutôt Mrs Buchwalter, devrais-je dire – ont toujours tenu des propos désagréables sur nous. C’est pourquoi Earl n’allait jamais à La Palette et le Burin.
— Jusqu’ici, remarqua Qwilleran, vous ne parlez qu’en général... Votre mari s’était-il fait des ennemis de façon plus précise ?
Zoé hésita, puis elle avoua sur un ton d’excuse :
— Je crois que personne ne l’aimait vraiment. Il était d’un abord fort distant. Ce n’était qu’une façade, mais peu de gens s’en rendaient compte.
— Il semblerait aussi que le crime ait été commis par quelqu’un qui avait une clef de la galerie ou que votre mari aurait introduit lui-même, donc, de toute façon, quelqu’un qu’il connaissait.
— C’est ce que dit Butchy.
— En dehors de vous, quelqu’un d’autre possède-t-il une clef ?
— N-non, dit Zoé, en agitant nerveusement ses mains.
— Ne voulez-vous vraiment rien prendre ? demanda Qwilleran, plein de sollicitude.
— Peut-être un verre d’eau avec de la glace. Il fait un peu chaud ici.
Il baissa la flamme du radiateur et apporta un verre d’eau glacée.
— Parlez-moi de votre amie Butchy. Je crois qu’elle est sculpteur ?
— Oui, sculpteur sur métal.
— Je pourrais peut-être écrire un article sur elle. Sa spécialité est assez rare pour une femme.
— Oh ! oui, n’hésitez pas ! Butchy le mérite et psychologiquement, cela lui ferait tant de bien ! Dernièrement, une commande de cinquante mille dollars lui a échappé et ce fut un coup très dur pour elle. Vous comprenez, elle est professeur à l’École Penniman et cette commande aurait renforcé son prestige.
— Comment a-t-elle perdu cette commande ?
— Elle a été pressentie pour exécuter une statue ornementale qui devait être placée devant un nouveau centre commercial et au dernier moment, Ben Riggs, qui expose à la galerie Lambreth, lui a été préféré.
— Ce choix était-il justifié ?
— Oui, certainement. Riggs est un meilleur artiste. Il fait des moulages en terre cuite et les coule ensuite dans du bronze, mais pour Butchy, ce fut pénible. J’aimerais pouvoir l’aider. Écrirez-vous cet article ?
Est-elle une de vos amies ? s’enquit Qwilleran, en comparant mentalement l’attirante Zoé à l’autre femme, si masculine.
— Oui et non. Nous avons grandi ensemble et nous sommes entrées aux Beaux-Arts la même année. Durant mon enfance, Butchy était ma meilleure amie, mais on dirait qu’elle n’est jamais devenue adulte. Elle a toujours été grande et forte pour une fille et elle accentue encore ce genre en se conduisant comme un garçon. Je la plains, mais nous n’avons plus grand-chose en commun, à part de vieux souvenirs.
— Comment se fait-il qu’elle se soit trouvée chez vous, mercredi soir ?
— Elle est la seule à qui j’ai pensé. J’étais tellement désemparée que je ne savais que faire. J’avais besoin de quelqu’un et je l’ai appelée. Elle est venue aussitôt me chercher à la galerie et m’a ramenée à la maison, en disant qu’elle allait rester quelques jours auprès de moi. Maintenant, je ne sais plus comment faire pour m’en débarrasser. Elle adore ce rôle. Elle aime que l’on ait besoin d’elle. Butchy n’a pas beaucoup d’amis et elle s’accroche à ceux qu’elle a.
— Que pensait d’elle votre mari ?
— Il ne l’aimait pas du tout. Il aurait voulu que je cesse de la fréquenter. Mais il est difficile de rompre avec quelqu’un que vous avez connu toute votre vie, surtout quand vos chemins se croisent. Pardonnez-moi de vous raconter tous ces détails personnels. Je dois vous ennuyer.
— Pas du tout. Vous êtes...
— J’avais besoin de me confier à quelqu’un de désintéressé et de sympathique. Je me sens mieux. Il est facile de vous parler. Est-ce une caractéristique des journalistes ?
— Nous savons écouter, reconnut Qwilleran, en caressant sa moustache avec le tuyau de sa pipe et en se rengorgeant intérieurement. Je suis heureux d’avoir pu...
— Cherchez-vous des sujets pour vos articles, l’interrompit-elle soudain, sur un ton plein d’espoir.
— Naturellement, je suis toujours...
— J’aimerais vous parler de Ciseau...
Elle prononçait « Cise-Oh ».
— Qui est Ciseau ?
— C’est un Chosiste. Certains l’appellent « le Ferrailleur ». Il construit son œuvre à partir de morceaux de ferraille et crée d’étranges compositions, toujours empreintes d’un incontestable sens plastique, qu’il appelle des « Choses ».
— J’en ai vu à la galerie. L’une d’elles était constituée par un tuyau en plomb, piqué de rayons de bicyclette.
Zoé eut un sourire lumineux.
— C’est « Chose 27 ». N’est-ce pas éloquent ? Il affirme la vie tout en répudiant le pseudo monde qui nous entoure. N’avez-vous pas été frappé par le magnétisme de sa prestation ?
— Pour être franc... non, soupira Qwilleran, j’ai surtout vu un tuyau et des rayons de bicyclette.
Elle lui adressa un sourire de commisération :
— Votre œil n’est pas encore fait à l’expression de l’art contemporain, mais vous apprendrez à l’apprécier avec le temps. Ciseau est mon protégé, poursuivit-elle avec enthousiasme. Notre bonne ville possède des artistes de talent, mais je dois honnêtement reconnaître que Ciseau est le plus doué. Il a du génie. Vous devriez aller le voir.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Six-O, deux, quatre, six, trois... ou bien est-ce cinq ? J’oublie toujours le dernier chiffre. Nous l’appelons « Ciseau » en abrégé.
— Voulez-vous dire qu’il porte un numéro au lieu d’un nom ?
— Ciseau est rebelle à toute affiliation, expliqua-t-elle. Il ne souscrit à aucune convention de la société ordinaire.
— Je suppose qu’il porte également une barbe et qu’il a les cheveux longs ?
— Oui, en effet, comment l’avez-vous deviné ? Il a aussi inventé un langage à lui. Le génie ne saurait être conformiste. Employer un numéro en guise de nom fait partie de sa protestation à l’égard du monde extérieur. Je pense que seules sa mère et la Sécurité sociale connaissent son véritable nom.
— Et où loge ce phénomène ?
— Il habite et travaille dans un hangar situé au n° 12 à Sommers, derrière une fonderie. Son atelier vous déconcertera peut-être.
— On ne me déconcerte pas facilement.
— Je veux dire que sa collection d’objets trouvés est étonnante.
— De la ferraille ?
— Il n’y a pas que de la ferraille. Il a quelques très belles pièces. Dieu sait où il se les est procurées. Il a aussi de magnifiques morceaux de ferraille. Le talent de Ciseau pour les dénicher tient du miracle. Si vous allez lui rendre visite, essayez de comprendre la nature de sa vision artistique. Il met de la beauté là où il n’y avait que déchets et rebuts.
Qwilleran regarda Zoé avec fascination. Il admirait son animation et son évidente conviction. Il ne comprenait pas de quoi elle parlait, mais il avait plaisir à être sous son charme.
— Je crois que Ciseau vous plaira, dit-elle. Il est élémentaire et vrai. Par certains côtés, il est à plaindre... ou peut-être vous et moi sommes-nous à plaindre d’être taillés sur un modèle convenu.
— Puis-je vous poser une question personnelle ? Pour quelle raison peignez-vous des tableaux aussi incompréhensibles, alors que vous êtes capable d’exécuter des œuvres représentant de véritables objets et des personnages réels ?
Zoé le dévisagea et lui sourit avec douceur :
— Que vous êtes naïf, Mr Qwilleran ! C’en est rafraîchissant ! Représenter de vrais objets, un appareil photographique peut le faire. Je peins pour explorer l’esprit de notre temps. Nous n’avons pas les réponses à toutes les questions et nous ne l’ignorons pas. Parfois, je suis effrayée par mes propres créations, mais elles expriment ma conception artistique de l’univers, tel que je me le représente aujourd’hui. L’art véritable est toujours l’expression de son époque.
— Je vois.
Il désirait être convaincu, mais il n’était pas certain que Zoé y fût parvenue.
— Un jour, il faudra que nous allions au fond îles choses, conclut-elle.
Un silence tomba entre eux. Qwilleran le rompit en offrant une cigarette.
— J’ai cessé de fumer, lui rappela-t-elle.
— Un biscuit ?
— Non, merci, dit-elle en soupirant.
Montrant le tableau, au-dessus de la cheminée, il demanda :
— Qu’en pensez-vous ?
— S’il était bon. Mountclemens ne l’aurait pas laissé dans un appartement en location, répondit-elle, sur un ton sec qui étonna Qwilleran.
— De toute façon, le cadre est très beau. Au fait, qui confectionne les cadres pour la galerie Lambreth ?
— Pourquoi cette question ?
— Pure curiosité. J’ai été frappé par leur qualité.
C’était un mensonge, mais le genre de mensonge qui attirait toujours les confidences.
— Je peux aussi bien vous l’avouer : c’était Earl. Il les a toujours fabriqués lui-même, bien qu’il n’ait jamais voulu qu’on le sût. Cela aurait porté préjudice au prestige de la galerie.
— Il travaillait beaucoup. Ces cadres, la comptabilité, la direction de la galerie...
— Oui, la dernière fois où je l’ai vu en vie, il se plaignait d’être surchargé de besogne.
— Pourquoi ne se faisait-il pas aider ?
Zoé hocha la tête avec un petit haussement d’épaules. C’était une réponse peu satisfaisante.
— Vous êtes-vous souvenue d’autre chose qui pourrait aider l’enquête ? Votre mari ne vous a-t-il rien dit d’important, lors de votre première visite ?
— Non. Il m’a montré quelques dessins qui venaient d’arriver et je lui ai dit...
Elle s’interrompit brusquement et reprit :
— Il y a eu cet appel téléphonique. Je n’y ai pas prêté attention, mais maintenant, je me souviens d’une phrase qu’Earl a prononcée et qui n’avait aucun sens. C’était au sujet de la camionnette.
— Votre mari en avait-il une ?
— Oui. C’est indispensable pour son métier. Il a parlé de mettre les tableaux dans la camionnette pour les livrer. Il a ajouté que la camionnette se trouvait dans l’allée. Il l’a répété à plusieurs reprises... Je n’y ai pas attaché d’importance sur le moment, mais c’est étrange.
— Pourquoi ?
— Earl avait conduit la camionnette au garage, le matin, pour une révision complète. Elle ne pouvait donc pas être là et il insistait au téléphone en assurant qu’elle se trouvait dans l’allée.
— Savez-vous à qui il parlait ?
— Non, mais je pense que c’était un appel interurbain. Les gens ont tendance à hausser la voix, quand leur correspondant est loin, même si la communication est bonne.
— Votre mari a peut-être fait un mensonge diplomatique.
— Je ne sais pas.
— Avez-vous vu un véhicule garé dans l’allée ?
— Je suis entrée par la porte principale et repartie de même. Lorsque je suis revenue à sept heures, il n’y avait aucune voiture dans l’allée. Pensez-vous que cet appel téléphonique ait un rapport avec... ce qui est arrivé ?
— Vous devriez en faire part à la police. À propos, Mountclemens a-t-il une voiture ?
— Non, dit-elle, d’un air absent.
Qwilleran prit sa pipe et commença à la nettoyer, tapant bruyamment le culot sur le bord du cendrier pour le vider. Comme pour répondre à ce signal, un long miaulement plaintif retentit derrière la porte de l’appartement.
— C’est Koko, dit-il, il déteste les portes fermées. Permettez-vous que je le laisse entrer ?
— Oh ! oui, j’adore Kao K’O Kung !
Qwilleran ouvrit et après une brève inspection, le chat entra, sa queue se balançant en gracieuses arabesques. Il venait de se réveiller et n’avait pas encore détendu ses muscles. Il bomba le dos, puis étendit ses pattes de devant, l’arrière-train dressé. Il termina en étirant ses pattes de derrière.
— Il fait des exercices d’assouplissement, comme une danseuse, remarqua Zoé.
— Voulez-vous le voir danser ? proposa Qwilleran.
Il froissa un morceau de papier qu’il attacha à une ficelle. Trépignant d’impatience, Koko fit quelques pas de gauche à droite, puis se dressa sur ses pattes de derrière au moment où le jouet commençait à se balancer. Il était tout grâce et rythme, dansant sur ses pointes, sautant, exécutant un véritable numéro acrobatique, bondissant, touchant terre avec légèreté pour mieux s’élever plus haut.
— Je ne l’avais jamais vu accomplir pareille performance ! s’écria Zoé, c’est un véritable Nijinsky !
— Mountclemens s’absente souvent et quand il est là, il se consacre à ses occupations intellectuelles, dit Qwilleran. Ce chat passe trop de temps sur les étagères de la bibliothèque. J’espère élargir son champ d’intérêt. Il a besoin d’un peu plus d’exercice.
— J’aimerais faire quelques croquis, déclara Zoé, en fouillant dans son sac. Ses pirouettes sont dignes d’une grande ballerine.
Une ballerine. Une ballerine. Le mot éveilla une image dans l’esprit de Qwilleran. Un petit bureau et une peinture sur un mur. La deuxième fois qu’il avait vu ce bureau, par-dessus l’épaule d’un policier, un corps gisait à terre. Où était le tableau ? Il était certain que le mur était nu.
— Il y avait un tableau représentant une ballerine à la galerie Lambreth, dit-il à Zoé.
— Le fameux Ghirotto d’Earl, répondit-elle, en dessinant rapidement sur son bloc-notes. Ce n’est que la moitié de l’œuvre originale. Sa grande ambition aurait été de découvrir l’autre moitié. Cela lui aurait apporté une fortune, croyait-il.
Qu’entendez-vous par là ?
Une fois les deux moitiés réunies et le tableau convenablement restauré, il aurait valu environ cent cinquante mille dollars. Il y a un singe sur l’autre moitié. Ghirotto a peint beaucoup de danseuses, mais il n’a représenté une Italienne et un singe que dans une seule de ses compositions. C’est une pièce unique. Après la guerre, le tableau avait été expédié à un marchand de New York et la toile a été endommagée en son milieu, pendant son transport. Le marchand a encadré les deux moitiés et les a vendues séparément. Earl a acheté celle où figurait la signature de l’artiste, en espérant retrouver Pmi l’autre partie.
— Beaucoup de gens connaissent-ils l’existence de ce Ghirotto ?
— Oh ! oui, on en a énormément parlé. Plusieurs personnes ont voulu acheter la ballerine, par pure spéculation. Earl aurait pu la vendre et réaliser un joli bénéfice, mais il s’y est toujours refusé.
— Avez-vous vu ce tableau, le soir du meurtre ? insista Qwilleran.
— Je crains de ne pas avoir remarqué grand-chose, ce soir-là.
— Je suis moi-même allé à la galerie et je suis presque certain que ce tableau avait disparu.
— Disparu ?
— Il était pendu au-dessus du bureau, lors de ma précédente visite, et je viens de me souvenir que la nuit où la police était là, il n’y avait rien sur ce mur.
— Que dois-je faire ?
— Prévenez la police. Cette toile a peut-être été volée. Parlez aussi de cet appel téléphonique. Dès que vous serez chez vous, téléphonez au bureau des homicides et demandez l’inspecteur Hames ou l’inspecteur Wojcik.
Se frottant nerveusement les mains, Zoé murmura :
— Vraiment, ce Ghirotto m’était complètement sorti de l’esprit !